CHAPITRE III
Le soleil se levait, émergeant à l’horizon comme un globe de feu, un soleil énorme, déjà chaud.
Claude Herbier soupira et vérifia le niveau d’essence de son hélicoptère.
Satisfait, il hocha la tête.
Il pouvait avoir une quarantaine d’années. Il comptait pulvériser sur ses vignobles une énorme quantité de sulfate. Son visage énergique trahissait toute l’attention particulière qu’il apportait à cette opération.
L’hélicoptère s’éleva d’un bond dans les airs et fut bientôt à une centaine de mètres d’altitude.
Claude Herbier vit défiler, sous ses pieds, un paysage familier. Sa maison était là, silhouette blanche dans la verdeur des vignes, avec son toit en terrasse, et qui ressemblait à un bungalow perdu dans la forêt vierge.
Dans le lointain, l’éclat du soleil faisait pâlir la blancheur d’une grande cité : Montpellier. Plus loin encore, hors de la vue du pilote, s’étirait paresseusement la plaque scintillante de la mer Méditerranée, qui offrait, à la chaleur croissante, sa bedaine liquide d’un bleu immuable.
La grande hélice brassait l’air et l’ombre du gros insecte mécanique courait sur le sol, infatigable.
Claude Herbier repéra l’endroit où la veille il avait dû s’arrêter, à cause de la nuit qui avait englouti les vignes et interrompu son travail…
L’homme appuya sur un bouton. Une pluie verdâtre se mit à tomber, prouvant toute l’efficacité de cette sulfateuse moderne, fixée au-dessous de l’appareil.
Le pilote sourit. Allons, à cette cadence, il aurait largement terminé ce soir…
L’hélicoptère rasait la crête des vignes. Le sulfate mêlait son vert d’oxyde à celui, naturel, des feuilles…
Et brusquement…
Oh ! Il ne se passa rien d’extraordinaire. Et pourtant le fait doit être signalé, décrit dans ses moindres détails.
L’oiseau mécanique survolait l’autostrade qui relie Montpellier à Béziers. Et quoi de plus naturel que d’apercevoir, sur cette route rigoureusement droite, une automobile, comme les autres, qui fonçait à une allure vertigineuse, sachant parfaitement qu’elle pouvait doubler sans se préoccuper de ce qui venait en face ?…
Distraitement, Claude Herbier aperçut le chauffeur de la voiture qui lui adressait un geste d’amitié. Il y répondit par un autre geste de la main.
C’est à ce moment précis que ce banal incident prit une importance très caractéristique, totalement imprévue.
Herbier, qui suivait encore machinalement du regard l’automobile, ferma soudain les yeux avec vivacité.
Une intense luminosité venait de l’éblouir, lui ayant arraché ce réflexe instinctif de protection. Un moment, il crut qu’il s’agissait de la réverbération du soleil sur le pare-brise de la voiture.
Mais non, la luminosité avait été trop forte, semblable à un éclair de magnésium. Maintenant que l’étrange phénomène avait disparu, Claude Herbier pouvait à nouveau scruter la route. Elle était déserte, vide, immense ruban noir à travers les vignobles verts…
— Nom d’un chien, grommela l’homme en se frottant les yeux. Où diable est-elle passée, cette automobile ? Il a dû arriver quelque chose. Allons voir.
L’hélicoptère s’éleva et prit son essor vers l’endroit où était apparue l’extraordinaire luminosité.
— Ah ! Voici la voiture… Que s’est-il donc passé ?
Le pilote respira de soulagement, car, l’espace d’un instant, il avait cru que le véhicule s’était volatilisé.
Certes, l’accident demeurait encore inexplicable mais non surnaturel.
L’avion descendit lentement et se posa au bord de l’autostrade. Herbier sauta au bas de la cabine et s’approcha de la voiture.
Elle avait quitté la route et labouré quelques plants de vigne, avant de s’arrêter, sans trop de dommages pour sa belle carrosserie brillante, d’un rouge vif, bourrelée de chromes étincelants.
Le moteur tournait encore, au ralenti. Avec un peu d’appréhension, Herbier ouvrit la portière, s’attendant à découvrir le chauffeur, allongé sur le siège.
Il ne trouva personne. Ni sur le siège avant, ni sur le siège arrière. Et cette troublante constatation donnait singulièrement à réfléchir !
L’homme plissa le front. Il regarda autour de lui en branlant sa pauvre tête qui ne trouvait plus à sa taille les circonstances…
— Si le chauffeur n’est pas blessé, je me demande pourquoi il aurait abandonné son véhicule, alors que celui-ci se trouve en état de repartir…
Herbier se pencha et examina le sol. Il ne portait aucune empreinte de pas.
Or, si le chauffeur était sorti de sa voiture, il aurait immanquablement laissé des traces sur la terre, fraîchement remuée !
La logique de cette réflexion glaça d’épouvante Claude Herbier. Il pensa aux manchettes des journaux français et américains…
— Mais… ces personnes qui disparaissent sans laisser de traces… S’agirait-il de…
Il lança un regard traqué autour de lui, un regard inhumain, dans lequel se lisait une terreur insurmontable.
Comme un fou, il s’élança vers son hélicoptère et il ne poussa un soupir de soulagement que lorsqu’il fut à une hauteur respectable.
Alors, seulement, il se hasarda à jeter un coup d’œil sous lui. Il aperçut la route, les vignobles, l’automobile… Et le vide, le silence, l’indéchiffrable mystère…
*
* *
Hector Carthur, chef de la brigade de recherches, alluma lentement une cigarette. La flamme de son briquet illumina un instant la profondeur de ses yeux gris.
Les volutes de fumée montèrent en spirales vers le plafond avec une régularité parfaite, et Hector Carthur les suivit de ses prunelles d’acier, machinalement.
— Glénet… Vous vous êtes rendu à Montpellier. Vous avez examiné, par conséquent, l’automobile appartenant à Monsieur Paul Rouvière, avocat au barreau de Marseille. Ce nom figurait d’ailleurs sur la plaque d’identité, fixée au tableau de bord. Vous n’avez en outre découvert aucun indice autour du véhicule. Ou plutôt si : des traces de pas.
L’Inspecteur principal Glénet sourit doucement et précisa :
— Les traces de Claude Herbier, chef. Les empreintes correspondent exactement aux chaussures de cet homme.
Carthur se dressa, agacé. Il enfouit ses mains dans ses poches et n’ôta pas sa cigarette de la bouche. La cigarette tremblota, dès les premières paroles…
— Voyons, Glénet, cela ne prouve absolument rien. Pourquoi ne pas admettre que M. Rouvière soit descendu de voiture, après son accident ?… Verriez-vous un inconvénient à ce que l’avocat portât exactement les mêmes chaussures que Claude Herbier ?
— Non, évidemment. Mais je vous rappelle que M. Herbier a été formel : il n’existait aucune empreinte avant son arrivée… Et puis, si M. Rouvière était descendu de voiture, nous l’aurions tout de même retrouvé !
Le chef de la police s’approcha de la fenêtre, qui s’ouvrait sur le Boulevard Sébastopol, et jeta nerveusement sa cigarette en ricanant. Ses traits tirés reflétaient l’expression exacte de sa pensée. Il se retourna brutalement vers Glénet.
— C’est fantastique, cette histoire ! gronda-t-il. L’avocat s’est donc volatilisé… comme les autres ! Nous luttons contre une bande de fantômes, contre un phénomène surnaturel… Et je me demande encore par quel extraordinaire miracle ce Claude Herbier a réussi à s’échapper !
— C’est que, chef, il n’a pas moisi dans le coin ! Son hélicoptère a été son moyen de fuite, et lorsqu’il s’est présenté devant la police de Montpellier, le pauvre homme était littéralement épouvanté.
Carthur soupira. Depuis vingt ans qu’il exerçait à la tête de la brigade des recherches, il n’avait jamais rencontré d’affaire aussi ténébreuse, aussi peu vraisemblable. Pourtant…
— Ahurissant… Les experts ont minutieusement examiné la voiture. Ils n’ont rien découvert, hormis quelques cendres de cigarette sur le coussin avant.
— Des cendres de cigarette ? répéta Glénet, d’un ton dubitatif.
— Quoi de plus naturel ? Paul Rouvière était libre de fumer au volant… De toute façon, ces cendres ont été dirigées sur un laboratoire d’analyses. Vous devez le savoir, Glénet.
L’inspecteur principal était pâle. Il revoyait les experts, penchés au-dessus du siège avant, et recueillant précieusement cette fine poussière, presque impalpable. Evidemment, de la cendre de cigarette… Le cendrier de l’automobile était d’ailleurs plein, donnant justification à cette hypothèse…
Le téléphone grésilla tout à coup. Carthur bondit, comme un fauve, l’œil étincelant, la bouche palpitante.
Pendant quelques secondes, son visage demeura anxieux. Puis lentement, à mesure que son correspondant parlait, ce même visage prit une terrible expression : celle d’un homme traqué et voué à l’impuissance.
L’inspecteur principal vit des gouttes de sueur perler au front de son chef. Celui-ci balbutia, les yeux égarés, en raccrochant l’appareil.
— Glénet… C’est c’est le laboratoire d’analyses… Ce ne sont pas du tout des cendres de cigarette, comme nous l’avions supposé prématurément.
Glénet tendit le cou. Son regard brilla d’anxiété.
— Alors ?
— Cette poussière impalpable, gris blanchâtre… c’est du phosphate de chaux !
L’inspecteur principal sentit comme une piqûre au bas des reins. Il redressa vivement le buste.
— Du phosphate de chaux ? s’étonna-t-il.
Carthur se laissa tomber sur son fauteuil. Il branla la tête, livide.
— Oui, du phosphate de chaux, substance indestructible du squelette…